Depuis les années 1990, les pays occidentaux ont connu une période de grand calme au niveau de l’inflation se caractérisant par des variations modérées des taux directeurs des banques centrales et une croissance étale. Cette période de relative stabilité n’a pas empêché la survenue de plusieurs crises sévères : éclatement de la bulle Internet, crise des subprimes, crise des dettes souveraines. Depuis 2020, l’époque est à l’instabilité et aux déséquilibres. Les prix des matières premières, de l’énergie et des produits agricoles connaissent d’amples fluctuations au gré des évènements. Face à la résurgence de l’inflation, les banques centrales ont été contraintes de réagir avec une certaine brutalité en augmentant rapidement leurs taux directeurs. La croissance connait de fortes variations d’un trimestre sur l’autre.
La grande stabilité des années 1990/2019 a succédé à la stagflation des années 1970. Elle a été enfantée par la mise en œuvre de politiques monétaristes par les banques centrales visant à canaliser les anticipations à travers une progression connue à l’avance de la masse monétaire et la fixation d’un objectif d’inflation. Cette époque se traduit par le renforcement des banques centrales qui gagnent en indépendance. Les tensions inflationnistes et de taux sont rapidement jugulées. L’inflation évolue autour de 2 %. Le maintien d’un chômage de masse au sein de nombreux pays a contribué à la désinflation. Cette grande modération au niveau de la croissance et des prix a fait craindre la survenue d’une déflation. Pour éviter une spirale de baisse des prix, les banques centrales ont abaissé leurs taux à des niveaux historiquement bas. Elles ont également opéré des rachats d’obligations. À l’exception de la grande récession de 2008/2009, les variations de taux de croissance sont restées relativement faibles. En zone euro, les taux d’intérêt des obligations d’État ont divergé lors de la crise grecque entre 2010 et 2013. L’intervention de la Banque centrale européenne et la création du Fonds Européen de Stabilité Financière (FESF) et du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) ont réussi à réduire les tensions.
Le passage de la grande modération à la grande volatilité se manifeste avec l’épidémie de covid. Dans les faits, des éléments annonciateurs apparaissent dès le milieu des années 2010. Dans plusieurs Etats ont l’Allemagne ou les États-Unis, des pénuries de main-d’œuvre se font jour. Aux États-Unis, la proportion d’entreprises rencontrant des difficultés de recrutement passe de 10 % en 2008 à 40 % en 2019 pour atteindre 50 % en 2022 avant de revenir à 40 % en 2023. En Europe, la proportion d’entreprises confrontées à ce problème a été multipliée par deux entre 2015 et 2023.
La crise covid en 2020 a désorganisé les circuits de production et de distribution. Du fait des confinements, elle a provoqué un recul du PIB sans précédent au sein des pays de l’OCDE. Elle a été suivie par un rebond rapide en 2021 de l’activité en lien avec le retour de la vie normale et les plans de relance engagés par les différents État. Les banques centrales ont accentué leur politique monétaire non conventionnelle en augmentant les rachats d’obligation et en maintenant des taux d’intérêt historiquement bas. L’inflation a augmenté à compter de 2021 en raison d’une forte demande. Elle s’est nourrie de la progression exponentielle des masses monétaires. La guerre en Ukraine a amplifié le processus en provoquant des tensions notamment sur le pétrole, le gaz et les céréales.
L’inflation est passée au sein de l’OCDE de 0 à 10 % de la mi-2020 à la fin 2022. Depuis 2021, les variations de cours sont importantes pour l’énergie, les matières premières et les produits agricoles avec des hausses et des baisses de plus de 10 % en quelques jours en fonction des circonstances. Ces variations sont liées aux tensions constatées dans l’approvisionnement de nombreux matières premières ou produits (nickel, conteneurs, microprocesseurs, etc.). L’amplification des pénuries de main-d’œuvre au sein de l’OCDE conduit également à nourrir l’inflation. La faible augmentation de la population active, voire son recul dans certains pays, la baisse du temps de travail en zone euro et une moindre productivité favorisent la hausse des coûts.
Ayant tardé à réagir, surtout en Europe, les banques centrales ont perdu en crédibilité. Il en résulte de la part des investisseurs des anticipations d’inflation plus élevées pour les prochaines années (autour de 3 % pour la zone euro et pour les États-Unis pour le Royaume-Uni).
Les tensions sur les taux d’intérêt réapparaissent sur fond de ralentissement de la croissance et d’endettement élevé des États et des agents économiques privés. Les écarts de taux entre l’Allemagne et les pays d’Europe du Sud tendent à augmenter.
La transition énergétique, le vieillissement de la population et l’endettement sont des sources d’incertitude et d’instabilité. Ces dernières se nourrissent également des tensions géopolitiques de plus en plus importantes (relations OCDE/Chine, OCDE/Russie, Afrique, Moyen-Orient, etc.). La croissance peut pâtir de ces tensions. L’espoir demeure dans un choc de productivité susceptible d’être provoqué par l’intelligence artificielle mais rien n’est garanti en la matière.
Dette publique, y a-t-il un danger français ?
La dette publique française dépasse les 3 000 milliards d’euros et son déficit public les 4 % du PIB. La trajectoire d’assainissement des comptes publics fait l’objet de critiques. La France présente plusieurs caractéristiques pouvant déboucher sur une hausse de ses taux d’intérêt à long terme vis-à-vis des autres pays au cœur de la zone euro.
Une réduction lente du déficit public
Le déficit public français en 2023 est supérieur de deux points celui de la zone euro (hors France). A l’exception de la France et de l’Italie, les autres pays ont réussi à réduire leur déficit et leur dette, ces deux dernières années. La trajectoire des comptes publics apparaît à la Cour des Comptes modeste et difficile à respecter. Le retour prévu du déficit public en-dessous de 3 % en 2027 s’appuierait sur des hypothèses économiques jugées optimistes.
Des prévisions de croissance surévaluées
Le gouvernement français espère 1,0 % de croissance du PIB en 2023, 1,6 % en 2024, 1,7 % en 2025 et 2026 et 1,8 % en 2027, soit 1,56 % par an en moyenne. En générant un surcroît de recettes publiques et en diminuant les dépenses publiques, en particulier dans le domaine social, cette croissance contribue fortement à la réduction du déficit public. Or, le taux de croissance apparaît supérieur aux capacités actuelles et à venir de l’économie française. La France est en effet pénalisée par le recul de la productivité
par tête. Depuis 2019, elle a reculé de 5 %. La contraction de la population d’âge actif (20/64 ans), qui a diminué depuis 2012 de 0,5 à 0,2 % par an, constitue l’autre frein à la croissance. La progression du taux d’emploi permet de compenser en partie cette diminution de la population d’âge actif mais les gains à venir en la matière ne sont pas infinis. La croissance potentielle de la France se situerait autour de 0,8 % par an, soit deux fois moins que projetée. En 2027, toute chose étant égale par ailleurs, le déficit public serait supérieur aux prévisions de 2 % du PIB.
- Une pression fiscale élevée laissant peu de marges de manœuvre
- Les prélèvements obligatoires représentent 45 % du PIB, en France, contre 39 % dans la zone euro (hors France). Les possibilités d’augmentation afin de contenir les déficits sont limitées.
- Un déficit de la balance des paiements
- La balance courante de la France est déficitaire de 1,5 point de PIB, les services n’arrivant plus à compenser le solde négatif du solde industriel. Pour financer ce déficit, la France doit s’endetter à l’extérieur ce qui constitue une vulnérabilité supplémentaire.
- La France peut compter sur une épargne nationale abondante. Le taux d’épargne des ménages a atteint 18,8 % du PIB au deuxième trimestre 2023.
Une incapacité à réaliser des économies
La réduction du déficit public de 2023 à 2024 n’est obtenue que par la fin des mesures de soutien mises en place après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Il n’y a pas de réel effort d’économies. Face à ce constat, lundi 9 octobre, Bruno Le Maire a annoncé une réduction d’un milliard d’euros des dépenses ce qui apparaît néanmoins faible. La France est le pays qui réduit le plus faiblement son déficit depuis trois ans. La dette publique est à peine stabilisée quand elle décroît dans les autres pays. L’État empruntera en 2024 285 milliards d’euros ce qui constitue un record au sein de l’Union européenne.
L’écart des taux pour les obligations d’Etat à 10 ans entre la France et l’Allemagne qui était de 0,2 point en 2021 atteint, en octobre 2023, 0,6 point. Une forte augmentation pourrait intervenir en cas d’incapacité du gouvernement à respecter sa feuille de route budgétaire et si le déficit de 2025 dépassait 4 %.
L’endettement des entreprises, un problème ?
Avec les taux bas des années 2010 et avec la crise covid, les entreprises ont accru leur endettement, que ce soit aux États-Unis ou en zone euro. Le problème est plus visible en Europe où les entreprises se financent à plus de 66 % par crédit bancaire. Ce dernier joue un rôle plus faible dans le financement des entreprises américaines. Avec le ralentissement économique, le nombre d’entreprises pouvant faire défaut augmente.
Le taux de défaut des entreprises classées high yield (entreprises ayant reçu d’une agence de notation une note de crédit faible, BB+ ou inférieure et émettant de ce fait des obligations à fort rendement) s’accroît aux États-Unis, depuis le début de l’année 2023. En zone euro, le nombre de défaillances d’entreprises augmente également. Cette dégradation de la situation financière des entreprises n’est pas la conséquence d’un recul de leur taux de marge et de leurs profits mais de l’accroissement de leur endettement dans les années 2010 avec les taux d’intérêt bas et durant la crise sanitaire avec l’accès à des prêts consentis par les pouvoirs publics. L’arrêt des aides publiques et le relèvement des taux fragilisent les entreprises les moins rentables. Dans les différents pays de l’OCDE, les défauts de paiements des entreprises augmentent mais demeurent encore limitée.
Cette hausse n’a pas conduit à une progression rapide des taux en particulier en ce qui concerne les entreprises les plus mal notées. Aux ÉtatsUnis, le taux de défaut high yield est passé de 2 à 5 % de début 2022 à mi 2023. Il était de 6 % dans les années 2016/2018. En zone euro, pour apprécier la situation des entreprises, le critère des défauts d’entreprise est plus fiable que celui du taux de défaut high yield en raison du faible nombre de sociétés ayant une notation dans ce domaine. De 2020 à mi-2023, Le nombre de défaillances d’entreprises par trimestre est passé de 6 000 à 14 000 en France, de 3 500 à 4 500 en Allemagne, de 1 000 à 2 000 en Espagne et de 1 000 à 6 000 en Italie. À l’exception de l’Italie, les défaillances demeurent inférieures au sein des grands pays de la zone euro à leur niveau moyen d’avant crise sanitaire (période 2019/2020).
En 2023, les profits des entreprises après impôts et intérêts mais avant dividendes représentent 19 % du PIB en zone euro, contre 18 % dans les années 2010. Les chiffres respectifs aux États-Unis sont 14,5 % et 13 % du PIB. Les bénéfices ont tendance à augmenter ces dernières années. Ils ne sont certes pas répartis de manière uniforme sur tous les secteurs mais globalement les entreprises ne souffrent pas de problèmes de rentabilité. Elles bénéficient d’une croissance qui reste dynamique aux États-Unis. En zone euro, celle-ci est plus faible mais la demande continue à légèrement progresser.
La fragilité des entreprises provient avant tout de leur surendettement. En France, l’encours des crédits des sociétés non financières a augmenté de 270 milliards d’euros de décembre 2019 à juin 2023. Durant la crise sanitaire, aux États-Unis, la croissance du crédit bancaire a atteint 20 %. Les aides aux entreprises se sont multipliées de part et d’autre de l’Atlantique (aides covid, aides visant à limiter les effets de la hausse des prix des produits énergétiques, soutien à l’investissement dans le cadre de la transition énergétique).
Cette politique de soutien aux entreprises, combinée au maintien de taux d’intérêt très bas a provoqué une augmentation du nombre d’entreprises dites « zombies », entreprises qui auraient dû normalement disparaître dans des conditions normales de marché. Le FMI estime que la proportion de ces entreprises est passée de 8,6 à 10,3 % au sein de l’OCDE de 2010 à 2021. Ce aux pourrait désormais dépasser 11 %. La remontée des taux d’intérêt à long terme à partir du début de 2022 et le retrait progressif des aides publiques provoquent une hausse des défauts. Celle-ci s’inscrit s’explique également par le durcissement de l’accès aux crédits décidé par les banques depuis le milieu de l’année 2022.
Compte tenu de la poursuite de l’augmentation des taux d’intérêt et de la nécessité pour les États d’assainir leurs comptes publics, le nombre des défaillances devrait donc continuer à s’accroître dans les prochains mois. Une hausse des taux d’intérêt pratiqués sur les crédits et obligations destinés aux entreprises les moins bien notées est également à craindre.