jeu. Sep 19th, 2024

Par PHILIPPE CREVEL

Depuis deux ans, l’économie allemande est à l’arrêt. Après vingt ans de succès, l’atterrissage est brutal pour un pays qui s’enorgueillissait de la solidité de son industrie et de ses excédents commerciaux considérables. Certains se réjouissent de cette situation en mettant en avant les résultats, bien que relatifs, de la France, tandis que d’autres soulignent les effets néfastes de l’orthodoxie budgétaire de notre voisin. Cependant, les difficultés de l’Allemagne sont également les nôtres, car ce pays est à la fois le premier client de la France et la première puissance économique de l’Union européenne. Les faiblesses de notre partenaire ne sont pas si éloignées de celles auxquelles nous faisons face Elles doivent nous inciter à une certaine humilité. 

 

L’Allemagne a construit son modèle économique sur une industrie puissante et positionnée sur le haut de gamme. Cette vitalité reposait sur une énergie abondante et bon marché, ainsi que sur l’approvisionnement en produits intermédiaires provenant des États émergents d’Europe de l’Est. Tournée vers l’exportation, elle avait conquis des parts de marché en Asie, notamment en Chine, où elle exportait des voitures de luxe et des biens d’équipement, tels que des machines-outils. Cependant, ce modèle de croissance, qui a permis à l’Allemagne de creuser un écart significatif avec la France au cours des vingt dernières années, s’est fissuré. La guerre en Ukraine a provoqué une rupture dans l’approvisionnement énergétique. Depuis le début des années 2000, l’Allemagne, à l’instar de nombreux autres États européens, avait opté pour le gaz et le pétrole russes, en raison de leur proximité. Le renchérissement soudain des prix du gaz a fragilisé les secteurs de la chimie, de la plasturgie et de la sidérurgie. Auparavant, la pandémie de Covid-19 avait déjà perturbé l’approvisionnement en biens intermédiaires, notamment celui des microprocesseurs. La forte empreinte carbone des produits allemands les rend de moins en moins attractifs. Les grosses cylindrées allemandes, lourdement taxées dans de nombreux pays, sont délaissées au profit de voitures électriques ou hybrides. Les grands constructeurs allemands ont tardé à s’adapter au marché des véhicules électriques et ont dû, comme leurs homologues européens, acheter une grande partie de leurs batteries — cœur de valeur des véhicules électriques — en Chine. L’Allemagne a également perdu son quasi-monopole dans la production de biens industriels haut de gamme. Les entreprises chinoises, coréennes, japonaises et américaines sont désormais présentes sur ce marché. La Chine, forte d’une puissante industrie de biens d’équipement, réduit ses importations en provenance d’Allemagne. De plus, comme les autres pays de la zone euro, l’Allemagne a manqué la révolution numérique et ne dispose d’aucune entreprise capable de rivaliser avec Google, Apple ou Amazon. Le vieillissement démographique touche sévèrement notre voisin. La population en âge de travailler devrait diminuer de 3 millions d’ici à 2035. Les pénuries de main-d’œuvre concernent déjà près de 80 % des entreprises. Sans immigration, la baisse de la population active serait bien plus marquée. La croissance est désormais freinée par cette attrition démographique, une situation qui n’est pas propre à l’Allemagne, mais concerne également l’Italie et la France.

 

L’Allemagne demeure marquée par son histoire. A la création de la République Fédérale, le Chancelier, Konrad Adenauer, avait privilégié le développement économique, laissant aux États-Unis la responsabilité de sa défense militaire et diplomatique. Après la période hitlérienne, ce choix diplomatiquement logique s’est avéré judicieux, permettant à l’Allemagne de devenir une puissance économique mondiale. Après la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de l’URSS en 1991, l’Allemagne s’est réunifiée en maintenant une politique diplomatique prudente, continuant à bénéficier de la protection américaine tout en réduisant ses dépenses militaires. Elle a renforcé ses liens avec les pays d’Europe de l’Est, établissant une division régionale du travail à son avantage. Mais ce système diplomatique s’effrite. Les États-Unis, d’abord subtilement sous la présidence de Barack Obama, puis plus nettement sous celle de Donald Trump, ont réorienté leur stratégie militaire vers l’Asie, tout en cherchant à se désengager de l’Europe. La guerre en Ukraine a, par ailleurs, révélé la faiblesse des armées européennes face à une attaque extérieure, forçant l’Allemagne à revoir sa politique et à augmenter son budget militaire. Les tensions géopolitiques croissantes et le protectionnisme émergent constituent également une menace pour l’Allemagne. La volonté des États-Unis de contrôler les échanges commerciaux de leurs alliés avec la Chine pèse sur les exportations allemandes, déjà affectées par les sanctions contre la Russie. Freiné par ces tensions, le commerce international stagne depuis la fin de la pandémie, alors qu’il connaissait une croissance en moyenne deux fois supérieure à celle du PIB mondial entre 1990 et 2010. L’Union européenne, première puissance commerciale de la planète, est la principale victime de cette évolution. Or, depuis 1949, l’Allemagne n’a pas développé de diplomatie de puissance, laissant ce rôle aux États-Unis ou à l’Union européenne. 

 

Grande gagnante de la mondialisation, avec la Chine, l’Allemagne se retrouve aujourd’hui en position de faiblesse dans un monde fragmenté et complexe. Il ne faut toutefois pas exagérer outre mesure ses faiblesses. L’Allemagne possède encore des atouts enviables. Elle continue d’afficher des excédents de sa balance des paiements courants, et sa situation financière reste enviable avec, en 2023, un déficit public de moins de 3 % du PIB et une dette publique inférieure à 65 % du PIB, contre 5,5 % et 110 % respectivement pour la France. Les entreprises allemandes demeurent des références dans leurs secteurs et peuvent compter sur un personnel hautement qualifié. L’Allemagne doit se réinventer ; elle a, maintes fois, prouvé qu’elle en était capable. Le rebond de l’Allemagne est une nécessité, autant pour les Allemands que pour les Français et l’ensemble des Européens.

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