Par Philippe Crevel,
Longtemps, la démocratie a été perçue comme une condition nécessaire à la croissance économique et à un niveau de vie élevé. L’échec du modèle soviétique semblait confirmer cette règle dans les années 1990. L’économie de marché et la démocratie fonctionnaient alors de pair, donnant tout son lustre au livre de Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme. Depuis lors, la réussite de la Chine, devenue la deuxième puissance économique mondiale, ainsi que le désenchantement démocratique, ont sensiblement modifié la donne. Les résultats économiques et sociaux apparaissent aujourd’hui moins liés au caractère démocratique des États.
La démocratie offre, en théorie, des conditions favorables à la croissance. Celle-ci suppose le respect de l’État de droit et un minimum de consensus social. Les systèmes politiques vertueux, où la corruption est limitée, sont jugés plus aptes à favoriser l’initiative et l’innovation. La protection de la propriété privée est également considérée comme une condition essentielle à la prospérité économique. Par ailleurs, les démocraties sont réputées mieux capables de réduire les inégalités sociales, un facteur clé pour des taux de croissance élevés sur le long terme.
Cependant, en analysant l’indice de démocratie établi par The Economist, on observe que, depuis le début du siècle, des pays non démocratiques tels que le Mexique, le Maroc, la Turquie, l’Égypte, la Chine, le Vietnam, le Kenya, le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis ou le Gabon enregistrent des taux de croissance élevés. À l’inverse, de nombreux pays démocratiques, notamment en Europe, ainsi qu’en Afrique du Sud ou en Argentine, connaissent des taux de croissance faibles sur la même période.
Le niveau élevé de corruption n’empêche pas des pays comme la Chine, le Vietnam, le Kazakhstan, le Maroc, l’Égypte, la Turquie, le Kenya ou le Mexique d’afficher une croissance plus forte que celle des pays de l’OCDE, où la corruption est pourtant bien moindre.
En théorie, la démocratie devrait être synonyme de faible inégalités sociales. Pourtant, de nombreux pays caractérisés par de fortes inégalités bénéficient de taux de croissance élevés. C’est le cas, par exemple, de la Colombie, de l’Équateur, de l’Indonésie, du Kenya, du Maroc, du Mexique, du Pérou, des Philippines, du Gabon, du Brésil, du Chili, du Turkménistan, de la Turquie, de l’Afrique du Sud, du Vietnam ou de la République Démocratique du Congo. Les États-Unis et Israël, bien qu’étant des démocraties avec un indice de Gini supérieur à 35, affichent des taux de croissance supérieurs à ceux des pays européens, dont les indices de Gini sont plus faibles.
Dans leur livre Why Nations Fail (2015), les économistes Daron Acemoglu et James A. Robinson classent les pays en deux catégories : ceux dont les institutions sont « extractives », où une minorité profite du travail de la majorité, et ceux dont les institutions sont « inclusives », qui associent un grand nombre d’individus au fonctionnement de la société et de l’économie.
Les pays aux institutions inclusives se caractérisent par un pluralisme politique, un système éducatif efficace, une législation antitrust stricte et une forte protection du droit de propriété. Ces caractéristiques favorisent la destruction créatrice, le progrès scientifique et l’innovation.
La Chine constitue un cas particulier. Si elle n’est pas inclusive sur le plan politique, elle l’est davantage sur le plan social. Le droit de propriété y est partiellement respecté, et les ingérences de l’État dans les décisions des entreprises sont importantes. Malgré l’absence de pluralisme politique, l’économie chinoise reste dynamique. L’effort de recherche-développement en Chine représente 1,9 % du PIB, contre 1,5 % en Europe. La Chine est responsable de 24 % de la recherche-développement mondiale, et 36 % de cette recherche concerne les technologies de l’information et de la communication, contre seulement 15 % dans l’Union Européenne. De plus, la Chine a réduit les inégalités de manière significative ces trente dernières années : en 2021, 17 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté (6,85 $/jour), contre 98,1 % en 1993. Cependant, les 1 % les plus riches perçoivent 14 % du revenu national, contre 10 % en France et 20 % aux États-Unis.
La possession de matières premières et d’énergie ne garantit pas une croissance forte, comme en témoignent des pays tels que l’Algérie, le Nigéria, le Gabon, le Congo, l’Angola ou le Venezuela. À l’inverse, des nations comme les États-Unis ou l’Arabie Saoudite, riches en pétrole, connaissent des taux de croissance élevés.
Les régimes autoritaires ne sont pas forcément incompatibles avec une croissance forte. En période de mutation rapide, ces régimes peuvent même sembler plus efficaces. Toutefois, la croissance chinoise s’essouffle, et celle de la Russie reste dépendante des ventes de pétrole et de l’effort de guerre. Durant la pandémie de Covid-19, bien que les États occidentaux aient éprouvé des difficultés initiales, ils se sont révélés plus performants sur le long terme. En Chine et en Russie, une forte défiance envers les pouvoirs publics a conduit à de faibles taux de vaccination.
Dans les démocraties, les régimes autoritaires séduisent une part croissante de la population. Selon une enquête IPSOS réalisée en 2024 pour le Conseil Économique Social et Environnemental, 15 % des Français déclarent qu’ils ne seraient pas prêts à défendre la démocratie si elle était menacée. De plus, 23 % ne sont pas convaincus qu’elle soit le meilleur système politique, et 51 % estiment qu’un pouvoir fort et centralisé est nécessaire pour garantir l’ordre et la sécurité.
Parmi les 25 % de Français les moins attachés à la démocratie, les jeunes et les personnes défavorisées sont surreprésentés : 32 % ont moins de 35 ans, contre 25 % dans la population générale.
Bien que l’économie de marché soit désormais incontournable à l’échelle mondiale, la démocratie est de plus en plus critiquée, notamment pour son inefficacité perçue à répondre aux attentes des populations. Cette situation alimente une tentation populiste et l’essor des régimes autoritaires dits illibéraux. Toutefois, les démocraties, malgré leurs cycles de déclin, de renaissance et d’expansion, restent les seuls régimes garantissant l’État de droit, la liberté d’expression et la protection des droits de propriété, indispensables à la stabilité économique et sociale.