Réunis à Paris a l’occasion des ATDA (Assises de la Transformation Digitale en Afrique, 22-23 novembre 2018), les dirigeants d’entreprises de services numériques, Directeurs de systèmes d’information, organisations patronales africaines, personnalités politiques et représentants de la société civile, ont dressé les enjeux et défis portés par l’émergence de l’IA en Afrique. Selon ces professionnels du numérique l’IA essaime déjà en Afrique, mais celle-ci devrait être réellement implantée d’ici 3-4 ans, c’est à la fois une énorme opportunité de développement pour le continent mais aussi un défi auquel il convient de se préparer.
S’il y existe au moins un avantage réel à l’essor rapide de l’intelligence artificielle sur le continent : c’est sans doute celui de ne pas nécessiter le déploiement d’infrastructures particulières. Longtemps handicapées par les lourds investissements nécessaires au déploiement des serveurs indispensables au traitement de gros volumes de données, les entreprises africaines ont désormais un accès simplifié grâce au cloud [stockage de données en ligne]. Désormais, les jeunes développeurs peuvent, partout sur le continent, innover sur des applications simples et apporter des solutions nouvelles.
Par ailleurs, l’IA permet de répondre à un réel besoin en Afrique, à savoir d’avoir un « reach » massif, alors que le continent connaît une croissance démographique extrêmement rapide, et cela sans s’appuyer sur des structures installées, qu’elles soient humaines ou infrastructurelles.
Pour Mohammed Benabdelkader, ministre de la Réforme de l’Administration et de la Fonction Publique du Maroc : « L’intelligence artificielle peut être une opportunité pour la réalisation des Objectifs du développement durable dans notre continent mais cela suppose une prise de conscience dans la préparation en parallèle des aspects réglementaires et éthiques qui pourront facilement, dans le cas contraire, constituer un frein à l’émergence de cette nouvelle niche économique. S’ajoute à cela le développement des capacités des ressources humaines qui est une condition sine qua non, vu la rareté des profils et des talents capables de porter les projets de l’intelligence artificielle. »
« Au delà des progrès que cela implique en termes de démocratie, de transparence, les visées de ce mouvement sont de plusieurs ordres : proposer aux citoyens des informations pratiques et ainsi leur faciliter la vie ; moderniser l’administration et les services publics ; améliorer la participation à la vie publique ; impulser le développement économique par une meilleure mise à disposition et circulation de l’information ; développer les technologies de l’information et l’instauration d’une économie numérique », a déclaré le ministre Mohammed Benabdelkader.
Si nul ne conteste les vertus de l’intelligence artificielle sur la transformation digitale et la dématérialisation des services publics, il convient de rappeler que certains penseurs éclairés ont pointé les inquiétudes que font naître les modèles commerciaux, le capitalisme de surveillance et l’exploitation fondée sur les données.
Les projets de l’intelligence artificielle dans le secteur public ne doivent être perçus comme gain de productivité mais créer de la valeur sur plusieurs dimensions notamment la qualité de services fournis, la transformation de l’organisation et l’emploi.
Pour Arouna Modibo Touré, ministre de l’Economie numérique et de la Communication de la République du Mali : « L’intelligence artificielle est au cœur de l’économique mais il faut savoir en profiter et il faut que nos populations ne soient pas en marge. L’intelligence artificielle et le numérique contribuent fortement à la transformation de nos industries et de nos économies. Oui nous pouvons transformer cet écosystème, nous ne pouvons pas le faire sans l’accompagnement public-privé ; sans l’accompagnement des bailleurs de fonds. Si nous mutualisons les efforts, nous pouvons effectivement transformer nos différents écosystèmes ».
Présentant, la stratégie du développement de l’économie numérique au Congo, Léon-Juste Ibombo, est d’avis que « l’Intelligence artificielle est un puissant accélérateur dans l’atteinte des objectifs de la gouvernance avec une stratégie basée sur trois piliers. C’est l’e-citoyen, l’e-Gouv et le e-business ». Evoquer les thèmes de l’intelligence artificielle et du big data, revient aussi à poser les jalons pour le renforcement de nos capacités pour que l’Afrique ne rate pas cette révolution qui se dessine sous ses yeux.
Pour Emmanuel Lempert, directeur des affaires publiques du groupe SAP : « L’IA est une technologie puissante, et comme tout technologie puissante elle doit être utilisée au bénéfice du plus grand nombre. Elle va très certainement s’accompagner d’une croissance de la production de richesses par habitant mais la question pour les décideurs est comment distribuer ces nouvelles richesses. C’est une question politique, c’est aussi une question sociale, mais ce n’est pas une question technologique. C’est même fondamentalement une question humaine et non artificielle ».
Quelles opportunités identifiées en Afrique par les acteurs du numérique avec l’émergence de l’IA ?
On note d’abord, avec la croissance du marché du numérique, l’émergence de tissu entrepreneurial dynamique et plutôt jeune. C’est une nouveauté sur un continent où la carrière de fonctionnaire avait longtemps été perçue comme la plus souhaitable, et cette nouvelle génération de « start-uppers » peut donc être perçue le symbole des changements de mentalité permis par le numérique. Par ailleurs, l’IA et le numérique sont un secteur d’opportunité pour les jeunes africains car la barrière d’entrée en termes de niveau d’études est moins importante que dans d’autres domaines scientifiques ; enfin, le coût d’investissement à l’entrée est relativement bas, ce qui permet d’entrer sur le marché sans forcément lever de financements importants.
Les opportunités sont également liées à certains secteurs aux enjeux desquels les solutions portées par les autres continents ne savent pas répondre. Dans le secteur de l’agriculture, par exemple, l’aridité des sols est un exemple de défi spécifiquement africain : la start-up E-farm propose ainsi des capteurs permettant de mesurer l’aridité des sols, et devrait à terme permettre de créer une base de données indiquant le niveau d’aridité du sol pour l’ensemble du continent.
Avec une population constituée à 75% de moins de 25 ans, l’Afrique a également des besoins spécifiques en termes d’éducation et de formation, ce à quoi l’IA permettrait de répondre. En effet, en rendant possible un suivi robotisé et personnalisé des élèves, l’IA pourra optimiser les potentialités dans des pays où le manque de financements publics crée des classes surpeuplées, atteignant parfois jusqu’à 80 élèves pour un professeur.
Enfin, l’IA devrait donner à l’Afrique les moyens d’exploiter ses propres données, alors que celles-ci sont déjà convoitées par les plus grandes multinationales. L’extrême rareté des data analysts en Afrique faisant de sa data une réserve largement inutilisée ; le machine learning et ses modèles prédictifs permettront de traiter celle-ci de façon automatisée, en limitant le recours aux ressources humaines.
Les défis liés à l’IA : généraliser l’accès à internet et implémenter le haut-débit, éviter la « cybercolonisation », renforcer la cybersécurité
Si l’IA ne nécessite pas la mise en place d’infrastructures particulières depuis le passage au cloud, l’accélération de la couverture internet sur le continent reste un enjeu de taille, quand seulement 20% de la population africaine bénéficie d’un accès à internet. Plus spécifiquement, l’accès au haut-débit reste marginal alors qu’il est bien souvent nécessaire sur les applications et services ayant recours à l’IA. Se pose aussi l’enjeu du tarif de la connexion, qui doit devenir plus accessible dans un contexte de revenus médians faibles.
Si la transition vers un recours massif à internet réussit, se posera dans un deuxième temps la question de la sécurité des données. Pour Pascal Naudin, directeur B2B de Kaspersky Lab en Afrique du Nord, « la cybersécurité est le premier défi du développement digital, quel que soit le continent : aucun terminal, aucune interface, du smartphone au desktop, ne nous met à l’abri d’attaques ».
Alors que de plus en plus de jeunes africains se lancent dans le numérique via des start-ups, applications et services mobiles susceptibles de mobiliser l’IA dès aujourd’hui, la recherche universitaire a du mal à suivre. Cela impacte à la fois les jeunes entrepreneurs qui ne peuvent pas toujours bénéficier de la formation qu’ils méritent, mais aussi les projets et expérimentations sur place, qui ne peuvent bénéficier du pilotage par la recherche.
Dès lors, les projets les plus intéressants sont la plupart du temps aidés par des géants internationaux ou universités étrangères, ce qui crée une fuite des cerveaux et des idées, voire parfois même un manque à gagner pour les acteurs locaux qui s’engagent à former les jeunes. « La fuite des cerveaux, c’est un désavantage pour nos économies et pour nos sociétés, mais c’est également un réel manque à gagner en termes de formation. Dans le cadre de mon studio de jeux-vidéos, je forme des jeunes africains à la programmation, ce qui revient environ à 15 000 euros par formation. Lorsque ces jeunes partent dans les studios français, canadiens, étasuniens, c’est une fierté pour mon studio, mais c’est aussi une perte sèche », explique Mohamed ZOGHLAMI, directeur de Saphir Prod, studio de jeux-vidéos tunisien.
De nombreux acteurs sur le continent appellent enfin à renforcer la coopération entre pays francophones sur la question de l’IA afin de partager les expertises sur un mode gagnant-gagnant et ainsi faire contrepoids aux leaders chinois et étasuniens sur le marché.