Par Arnaud de Nanteuil, Professeur à l’Université Paris Est Créteil

La possible prise de contrôle d’une société française par un investisseur étranger peut-elle être conditionnée par le gouvernement français ?

Il faut d’abord revenir sur le contexte : Ubisoft est un studio français de conception de jeux vidéo occupant une place de premier ordre sur le marché mondial mais qui, face à des difficultés financières, envisage d’augmenter la participation au capital de l’un de ses actionnaires, le chinois Tencent, pour lui en céder la majorité. La perspective a, pour l’heure, provoqué un moindre remous que celle d’un possible changement de contrôle de la production du Doliprane, qui a donné lieu à la demande de certaines garanties par le gouvernement en termes d’emploi, de localisation de la production ou de sécurité d’approvisionnement. Mais la situation d’Ubisoft est également porteuse d’un enjeu majeur, à la fois en termes d’emplois mais aussi de soft power français, la France étant bien positionnée dans la compétition mondiale dans ce secteur. Cela explique un certain frémissement au sommet de l’État, car le dossier pourrait tout de même soulever un certain enjeu de souveraineté.  

Si cette préoccupation se comprend pleinement, elle se heurte toutefois à une limite juridique évidente : le gouvernement n’étant pas partie à la transaction, il manque de moyens de contrainte. En particulier, il ne pourrait imposer à une société chinoise ou américaine des conditions particulières d’utilisation de leurs propres actifs, une fois l’acquisition réalisée – même si ceux-ci étaient français avant de changer de mains. Nombreux sont les cas de rachat d’entreprises françaises qui avaient donné lieu à des discours rassurants de la part des autorités en termes d’emploi notamment, mais qui n’ont pas été suivis d’effets et ont bien abouti à une délocalisation. C’est donc en amont qu’il faut agir, car une fois l’opération réalisée, le gouvernement se trouve un peu dépourvu. 

Au-delà de la conditionnalité, peut-on alors envisager un veto ou une opposition pure et simple de la part du gouvernement ?

C’est en effet une menace qui a été brandie dans la situation de Doliprane et qui est également envisagée dans le dossier Ubisoft. Il faut toutefois préciser la teneur exacte de cette possibilité.

En vertu de plusieurs textes (français et européens), le gouvernement dispose en effet d’une capacité de « filtrer » les investissements étrangers entrant en France, ce qui peut conduire à un véritable veto rendant l’opération purement et simplement impossible. Elle est parfois brandie comme une menace mais plus rarement mise en œuvre en pratique – c’est cette procédure qui avait toutefois justifié l’interdiction du rachat du groupe Carrefour par le canadien Couche-Tard en 2021.

Un tel refus est néanmoins conditionné, comme on peut le supposer : d’abord, l’opération projetée doit émaner d’un investisseur étranger ; ensuite, l’opération doit aboutir à conférer à ce dernier un contrôle sur une entreprise française, condition réputée remplie à partir du moment où certains seuils sont franchis (calculés en fonction du pourcentage de droit de vote ou participation au capital suivant la situation) ; enfin, et c’est là sans doute le point le plus délicat, l’investissement doit porter sur une entreprise relevant d’un secteur « sensible » au sens du droit français. La qualification de certains secteurs comme tels est évolutive et elle est aujourd’hui particulièrement large : si elle se limitait au départ essentiellement aux questions de défense, elle s’étend aujourd’hui aux systèmes d’information, à l’approvisionnement en ressources énergétiques ou en eau, à la protection de la santé publique, etc. La liste a été régulièrement élargie depuis une dizaine d’années.

Dans le cas d’Ubisoft, cette possibilité de blocage pourrait-elle alors être enclenchée par le gouvernement français ?

La situation particulière d’Ubisoft conduit à aborder la question avec circonspection. Il y a, dans ce dossier, trois limites possibles à l’enclenchement du filtrage.

La première tient à la troisième des conditions évoquées au-dessus : il faut parvenir à prouver que l’activité d’Ubisoft s’intègre dans un secteur stratégique au sens du Code monétaire et financier. Au premier regard, l’industrie des jeux vidéo apparaît assez éloigné de toute considération stratégique. La consultation de la liste de ces secteurs en atteste. On pourrait néanmoins objecter que cette activité utilise des systèmes d’information et manipule des données, qui relèvent pour leur part des activités sensibles et que, d’une manière plus générale, le secteur des jeux vidéo, par son importance économique, est porteur d’un enjeu de souveraineté. Une telle conclusion ne pourrait toutefois être tirée qu’au terme d’un raisonnement juridique fin, mais il est certain que le rattachement des activités d’Ubisoft aux domaines sensibles lui permettant de relever du contrôle des investissements étranger, s’il n’est pas impossible, n’a rien d’évident.

La deuxième limite est plus éloignée, mais elle est réelle : la mise en œuvre des mécanismes de filtrage a déjà donné lieu au moins à une réclamation d’un investisseur étranger devant un tribunal arbitral  et la même chose pourrait alors s’envisager sur le fondement du traité de protection des investissements France – Chine. La question est complexe toutefois et le risque sans doute limité dans le dossier Ubisoft. Mais il ne doit pas être totalement occulté.

La dernière limite est d’ordre plus stratégique. Le recours au blocage des investissements étrangers constitue en effet une « arme atomique », destinée à être employée le moins possible en pratique. La question ici est celle d’un positionnement en termes d’image : depuis plusieurs années, la France se défend, chiffres à l’appui, d’être une terre d’accueil des investissements étrangers. Mais le blocage d’une opération, surtout s’il repose sur une interprétation étendue du concept d’activité sensible, pourrait être perçu comme un signal inverse. Un délicat arbitrage est donc à opérer entre le sort d’une entreprise importante, assorti d’une forte portée symbolique, et la dynamique générale de l’attractivité du territoire français pour les investisseurs étrangers.