mar. Mar 11th, 2025

Par Edmond de Rothschild,

Il y a des décennies où rien ne se passe, et il y a des semaines où des décennies se produisent. Voici comment pourrait être résumée l’impression générale après les événements de la semaine écoulée tant ils bouleversent profondément les équilibres géopolitiques, économiques et financiers. La scène de tensions entre V. Zelensky et D. Trump vendredi 28 février a en effet symbolisé la rupture de l’alliance Atlantique et la fin du dividende de la paix sur lequel ont prospéré les économies et les marchés financiers occidentaux ces dernières décennies, conduisant l’Allemagne à renverser l’intégralité de son cadre fiscal et constitutionnel afin de se donner les moyens d’acquérir une indépendance stratégique vis-à-vis des Etats-Unis.

 

Avant même la formation du nouveau gouvernement, le futur chancelier allemand, F. Merz, a repris la formule de M. Draghi et annoncé un « quoi qu’il en coûte » qui redéfinit la politique allemande sur le plan de la défense et surtout de la dette. La proposition historique comporte 4 volets aussi significatifs les uns que les autres :

 

Toutes les dépenses dans la défense au-delà de 1 % du PIB ne seront désormais plus intégrées dans le calcul du frein à l’endettement. En tenant compte du fait que Berlin y consacre aujourd’hui près de 2 % de son PIB, cela libère immédiatement 1% de marges de manœuvre budgétaires, ce qui permet d’éviter à la nouvelle coalition des tractations difficiles pour réduire la dépense publique sur d’autres sujets. Il est important de noter qu’aucune limite n’a été définie concernant ces dépenses militaires, permettant théoriquement à l’Allemagne d’accroitre ses capacités autant et aussi longtemps que nécessaire.

 

Un fonds spécial de 500 MM€ sur 10 ans sera créé pour investir dans les infrastructures sans qu’il ne soit intégré dans le calcul du frein à l’endettement, ce qui représente une enveloppe de 1,2 % du PIB par an. Cette mesure est probablement une concession faite au SPD et aux Verts mais constituera un soutien majeur pour l’économie allemande dont une partie des maux économiques s’explique par le vieillissement du tissu industriel.

Les régions allemandes sont désormais autorisées à générer jusqu’à 0,35 % de déficit alors que celui-ci était auparavant limité à 0 % jusqu’ici.

Compte tenu de la grande autonomie et de l’important poids économique des Länder en Allemagne, cette évolution est loin d’être négligeable. En effet, si plusieurs d’entre elles exploitent ces nouvelles marges de manœuvre, l’impact sur des secteurs tels que l’éducation ou les transports pourrait se faire rapidement ressentir.

 

Une réforme structurelle du frein à l’endettement sera discutée au sein du prochain parlement mais celle-ci est désormais loin d’être urgente compte tenu des mesures détaillées précédemment, lesquelles permettront à l’exécutif allemand de se libérer du carcan imposé par la règle actuelle ces prochaines années.

 

La proposition ambitieuse de la nouvelle coalition entre la CDU et le SPD devra toutefois être rapidement approuvée par les Verts et impérativement votée avant le 25 mars, date de fin de l’actuelle législature, tant que les trois partis disposent de la majorité des deux tiers nécessaire au vote d’une réforme constitutionnelle. Si des recours juridiques devant la Cour constitutionnelle ne peuvent être exclus, la probabilité d’un blocage apparait néanmoins relativement faible, tandis que les Verts devraient soutenir le texte qui répond à une bonne partie de leurs priorités.

 

Sans surprise, l’effet de cette annonce historique a été considérable sur les marchés, comme en témoigne la plus forte hausse journalière des taux allemands depuis 1990. Cette dynamique a largement entraîné le reste des taux européens, les investisseurs intégrant à la fois de meilleures perspectives de croissance mais aussi des émissions de dette publique amenées à s’accroitre significativement.

 

Concernant le premier point, selon les premières estimations et en attendant la finalisation du plan, la hausse des dépenses dans la défense et les investissements publics dans les infrastructures devraient se traduire par une augmentation de la croissance allemande de +1 % d’ici fin 2026 jusqu’à +5 % d’ici 2028 par rapport à sa trajectoire antérieure. L’impact exact sera toutefois conditionné à plusieurs paramètres. D’une part, la vitesse d’implémentation. Bien que l’Allemagne bénéficie d’une efficacité administrative supérieure à celle de nombreux autres pays européens, le déploiement d’un programme de cette ampleur nécessitera, a minima, plusieurs trimestres, ce qui signifie que des résultats ne seront pas visibles avant la fin de l’année.

 

D’autre part, le multiplicateur budgétaire, lequel est relativement faible pour les dépenses militaires (autour de 0,5), mais nettement plus élevé pour les investissements publics (autour de 1 ou plus). À court terme, ces bonnes nouvelles viendront donc surtout contrebalancer les risques négatifs sur la croissance allemande et européenne, notamment ceux liés à la guerre commerciale. À long terme, en revanche, l’impact sera majeur à mesure que les fonds seront déployés, stimulant aussi bien la croissance conjoncturelle que potentielle.

 

En ce qui concerne les inquiétudes sur les émissions de dette, celles-ci sont exacerbées par les discussions en cours pour inciter les autres pays européens à accroitre également leurs dépenses dans la défense. Or, si l’Allemagne peut se permettre un tel plan de relance sans que sa trajectoire de dette ne devienne insoutenable (le ratio dette/PIB devrait atteindre seulement 68% d’ici 2028), les doutes sont plus prégnants quand il s’agit de la France ou des pays périphériques. La proposition de la Commission européenne porterait sur un programme de 150 MM€ de prêts européens aux Etats ainsi qu’un allègement des règles budgétaires permettant à ces derniers d’augmenter leurs dépenses militaires nationales de 650 MM€. Ces propositions semblent toutefois difficiles à mettre en œuvre dans la mesure où la charge de l’endettement additionnel reposerait sur des Etats déjà fortement endettés, ce qui risque d’alimenter la défiance des marchés financiers. Néanmoins, un compromis pourrait probablement prendre la forme d’un nouveau programme d’endettement commun, porté directement par la Commission européenne voire une nouvelle entité si le Royaume-Uni ou la Norvège veulent y participer ou si des pays comme la Hongrie venaient à s’opposer au projet.

 

Quoi qu’il en soit, le visage de l’Europe a définitivement changé cette semaine et ce changement de paradigme aura des conséquences durables sur les marchés obligataires avec un niveau d’équilibre qui sera structurellement revu à la hausse. Dans un contexte géopolitique de plus en plus menaçant, c’est le prix à payer pour que le Vieux Continent puisse enfin s’affirmer.

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