LGC : Guinée, Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad, Gabon… Une épidémie de coups d’État semble se répandre en Afrique. Comment vous expliquez-vous ce mouvement ?
Lionel Zinsou : Je ne crois pas du tout à une « épidémie » ou à une « pandémie ». Pour cela, il faudrait qu’il y ait un virus commun. Or, les situations de ces pays sont très différentes. S’il y a bien, à chaque fois, une pathologie de la gouvernance de ces pays, les variantes en sont très dissemblables.
Il faut d’abord rappeler que ce n’est pas la première fois que nous assistons à une série de coups d’État en Afrique. Ce fut notamment le cas peu après les indépendances. Le Bénin a ainsi connu, de 1963 à 1972, le record d’Afrique des coups d’État : des militaires succédaient à d’autres militaires parce que les divers corps d’armée étaient divisés, puis on rendait le pouvoir aux civils et on les renversait à nouveau, etc. Malheureusement, ces coups d’État ont rarement été suivis de la restauration des libertés publiques et de l’instauration d’un ordre constitutionnel stable. Et, du point de vue du développement économique comme du point de vue social, ils se sont partout soldés par des échecs. Si bien que les populations se sont lassées des gouvernements militaires et que l’on a connu une pause dans les coups d’État. Les militaires eux-mêmes se sont trouvés de moins en moins enclins à assumer le pouvoir.
Aujourd’hui, dans chacun des pays concernés par les récents coups d’État, les situations et les enjeux sont assez variés. Tout d’abord, ces pays sont assez éloignés les uns des autres, que ce soit géographiquement ou culturellement. Entre Bamako (Mali) et Libreville (Gabon), on parcourt à peu près la distance de Paris à Moscou ! Ce ne sont ni les mêmes écosystèmes, ni les mêmes populations, ni les mêmes économies. En revanche, si ces événements se développent quasiment au même moment, ce n’est pas complètement par hasard : c’est parce que des facteurs communs jouent dans le sens d’une déstabilisation des régimes en place. Et ces facteurs ne sont pas très mystérieux.
Après le coup d’État au Niger, beaucoup de gens, en France, ont dit : « Nous n’avons rien vu venir ! ». Tout le monde semble avoir oublié une note confidentielle du Quai d’Orsay, datée d’avril 2020 – en plein confinement – qui avait fuité et avait finalement été largement diffusée sur les réseaux sociaux. A cette époque, on ne sait pas exactement si l’Afrique va être atteinte comme les autres continents par la pandémie, ni à quel rythme. Intitulée « l’effet pangolin », cette note explique que la mise à l’arrêt de l’économie mondiale sous l’effet de la pandémie va avoir des effets calamiteux sur l’Afrique en révélant les grandes faiblesses du système de santé et en annulant plusieurs années d’efforts pour faire reculer la pauvreté. La note précise qu’une zone en Afrique risque d’être plus particulièrement affectée : la zone sahélienne, parce qu’à la crise économique et sanitaire s’ajoute une crise sécuritaire liée à la présence des djihadistes. Il faut rappeler que l’opération Serval date de janvier 2013, et les premières attaques datent de 2007 : le Mali a donc déjà connu treize ans de guerre au moment où se déclenche la crise Covid et, entre temps, les terroristes ont pris également le contrôle d’une partie du territoire du Burkina et ils menacent le Niger. Ces pays sont donc extrêmement exposés.
La note précise aussi qu’une deuxième région risque d’être particulièrement affectée : la zone d’Afrique centrale. Là, le risque djihadiste est nettement moins présent, à l’exception du nord du Cameroun où sévit Boko Haram. En revanche, les régimes en place sont décrits par le Quai d’Orsay comme « à bout de souffle ». A l’époque, le président Idriss Déby, au pouvoir depuis 1991, n’est pas encore mort. Le président Biya est là depuis 1982. L’ancienneté au pouvoir des présidents de la Guinée équatoriale (1982), du Congo (1997) ou du Gabon (2009) est assez voisine. Et, en Centrafrique, la situation est extrêmement volatile depuis longtemps, minée par de profondes divisions internes.
Ajoutée à une pandémie dont les effets directs et indirects ont profondément éprouvé ces pays, l’usure du pouvoir et la menace sécuritaire ont réuni les conditions de déstabilisations politiques en chaîne. La seule petite erreur commise par les rédacteurs de la note du Quai d’Orsay, c’est d’avoir parié sur des soulèvements civils porteurs d’une volonté de démocratisation et d’aspirations sociales, plutôt que sur les militaires.
LGC : Peut-on vraiment dire comme on l’entend parfois que ces coups d’État militaires ont mis fin à des régimes démocratiques ?
Lionel Zinsou : La crise de la démocratie et de la gouvernance, avec des régimes qui ignorent la règle de droit et qui manipulent les élections et les constitutions, est plus manifeste en Afrique centrale que dans les pays de l’Ouest africain. Cependant, en Guinée, le président Alpha Condé a choisi de se présenter à nouveau pour un troisième mandat, après avoir changé la constitution qui le lui interdisait. Réélu en 2020, il est renversé par un coup d’État en 2021. On ne peut pas dire que la France n’avait pas anticipé la situation. Quand Alpha Condé décide qu’il va réviser la Constitution pour s’autoriser un troisième mandat malgré d’immenses manifestations contre cette réforme, la France a fait d’importants efforts pour le dissuader. Au point que le président Alpha Condé s’est brouillé avec le président Emmanuel Macron, considérant que c’était une ingérence insupportable. Il est remarquable que l’ambassadeur de Russie en Guinée, pour sa part, se soit en revanche félicité du changement de constitution. Au lieu de partir en gloire en ayant à son actif un bon bilan, puisqu’il avait rétabli son pays après des décennies de dictature militaire et la dictature de Sékou Touré, Alpha Condé a considéré qu’il lui était tellement indispensable qu’il devait absolument faire un troisième mandat. Pourquoi cette question du troisième mandat est-elle si particulière ? Parce que c’est un principe de l’Union africaine : on n’a pas le droit de procéder à une révision de la Constitution dont on serait soi-même le bénéficiaire, sous peine d’être exclu de l’Union Africaine. Les seuls changements qui vaillent sont ceux qui s’appliqueront à votre successeur.
LGC : Mais pourquoi des coups d’État fomentés par des militaires plutôt que des mouvements de la société civile, comme semblait l’envisager la note du Quai d’Orsay ?
Lionel Zinsou : On a parfois vu la société civile jouer un rôle politique en Afrique. C’est le cas des évêques de l’Eglise catholique, par exemple en République Démocratique du Congo (RDC), où ils sont vraiment parmi les gardiens d’un certain nombre de principes démocratiques et de droits humains et n’hésitent pas à prendre des risques. C’est vrai au Cameroun aussi, ainsi qu’au Togo. Mais enfin, l’Eglise catholique, c’est « combien de divisions » pour faire tomber un régime qui se protège ? Des intellectuels jouent parfois un rôle ou des gens de la diaspora qui incarnent l’opposition. Ou encore de larges manifestations. Mais comment mener une transition une fois que vous avez des centaines de milliers de personnes dans les rues ? Le plus souvent, ces mouvements sont réprimés. Or, ce sont précisément les militaires chargés de cette répression qui sont en situation de se retourner contre le régime et de mener les coups d’État.
Le point commun de toutes les déstabilisations récentes, c’est qu’elles sont le fait des gardes présidentielles et des forces spéciales. Pourquoi ? Parce que ce sont les seuls qui sont armés et entraînés et parce que le pouvoir a placé son destin dans leurs mains.
En effet, quand le pouvoir, après avoir faussé le résultat d’une élection, décide d’étouffer la protestation par la répression, il s’en remet aux forces spéciales ou à la garde présidentielle. Comme le disait le Général Pinochet, quelques jours avant son coup d’État au Chili en 1973 : « l’armée ne fera pas de coup d’État au Chili ». Il venait d’être nommé comme Chef d’État-Major Général par Salvador Allende, qui lui faisait toute confiance. Ce que Pinochet voulait dire, c’est qu’il ne souhaitait pas que l’armée soit appelée à lutter contre les grévistes et manifestants. En effet, l’armée n’est pas faite pour réprimer la population civile, elle n’aime pas qu’on lui impose ce rôle. Quand un régime décide de réprimer des manifestations de masse, il doit être sûr de sa garde prétorienne. S’il faut disperser 5 000 ou 10 000 personnes, c’est peut-être gérable avec des tirs d’intimidation et des arrestations mais s’il faut faire face à 100 000 manifestants, vous pouvez vous demander, quand vous commandez les forces spéciales, s’il ne vaut pas mieux se retourner contre le Président qui vous ordonne de tirer à balle réelle sur votre propre population. Comme l’a dit le Général Oligui Nguéma, président de transition du Gabon : on nous a demandé d’assurer la répression, mais nous risquions dans ce cas des poursuites de la Cour Pénale Internationale. Ce ne sont pas les gens qui nous donnent les ordres qui seront inquiétés. Quand le pouvoir dépend de vous à ce point, vous pouvez renverser la situation et même devenir un héros. Les hommes de confiance du régime précédent se trouvent, du coup, totalement blanchis de tout ce qu’ils ont pu faire en son nom et à son service !
C’est ce qui s’est passé en Guinée : le président de la transition guinéenne avait été appelé pour diriger les forces spéciales dont le président Alpha Condé avait besoin pour maintenir l’ordre public. Au Mali, le Lieutenant-Colonel Assimi Goïta était Chef des forces spéciales en charge de la répression des immenses manifestations qui se déroulaient après la réélection d’Ibrahim Boubacar Keïta. C’est pourquoi on a vu des scènes de liesse dans les rues. Le schéma est récurrent : garde présidentielle au Gabon et au Niger ; forces spéciales au Mali et en Guinée. C’est un tout petit peu différent au Burkina où il y a eu deux coups d’État. Le premier, celui du Lieutenant-Colonel Damba, est de la même facture que les autres. Puis, le Capitaine Ibrahim Traoré, lui, est plus typique d’un officier envoyé au front, qui traduit le ras-le-bol des capitaines contre les généraux et les colonels. Dans ce cas, la réélection du président Kaboré n’était pas en cause car tout le monde s’accorde à dire que le président Kaboré a été vraiment élu un an auparavant. En revanche, c’était l’impuissance devant le fait que le pays avait perdu le contrôle de la moitié de son territoire en deux ans. Les militaires jugent la situation intenable. Mais l’armée continue de perdre du terrain, est toujours aussi mal organisée, les soldats ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes sur le front et là, vous avez un coup d’État dans le coup d’État : un militaire chasse un autre militaire.
LGC : Mais le fait que des populations, dans certains cas, applaudissent ces gardes prétoriennes qui se retournent contre le régime en place et passent pour des libérateurs, cela signifie-t-il que les populations n’ont pas d’appétit pour la démocratie ?
Lionel Zinsou : Non, je crois que l’attractivité de la démocratie est extrêmement forte en Afrique aujourd’hui. En règle générale, la population est parfaitement consciente qu’on est en train de la duper d’une façon ou d’une autre, que les élections n’ont pas été réellement libres et qu’elles ont donné des résultats qu’on n’a pas respectés ou encore que ça fait des années que le pouvoir est exercé au bénéfice d’une minorité, ethnique ou économique. Toutes les populations, me semble-t-il, souhaitent contrôler le pouvoir, exprimer leur opinion et la voir respectée. Et les gens ne sont pas résignés, même lorsque la répression sévit. De nombreux régimes cherchent à interdire complètement la liberté de la presse, la liberté d’opinion, la liberté d’association, la liberté syndicale, etc. Mais, aujourd’hui, les réseaux sociaux donnent à tout le monde une liberté très grande de s’exprimer et de partager ses opinions. C’est pourquoi Internet est suspendu quand on est assez près d’annoncer des résultats électoraux qui vont être contestés massivement. Malgré la désinformation, les réseaux sociaux permettent, entre autres choses, d’être connecté à tout ce qui se passe ailleurs. En fait, s’il y a bien une épidémie en Afrique, c’est l’épidémie de l’aspiration démocratique et du sentiment qu’on peut y arriver. Parce qu’on sait très bien que le Ghana y est arrivé et qu’il est en avance sur les autres pays. On sait très bien que le Sénégal a une pratique démocratique, syndicale… très avancée. On sait très bien quel pays respecte, ou non, les droits humains. On sait très bien, si l’on est un opposant, dans quel pays on doit s’exiler.
On sait très bien qu’il va y avoir une élection au Ghana dans un an qui sera probablement, comme les cinq précédentes, équitable, que le résultat se situera sans doute, comme d’habitude entre 48 et 52 %, et que celui qui va être battu va accepter le résultat. C’est ce que j’ai fait au Bénin, en acceptant rapidement le résultat de l’élection. Je voulais que ce pays, qui avait derrière lui 30 ans d’expérience démocratique ininterrompue, qui était classé par Transparency International et d’autres institutions comme le numéro un de la liberté de la presse en Afrique, le reste.
Un autre signe de la forte aspiration de la population à une vie démocratique, c’est que, en général, on laisse plus d’espace à la liberté du vote et aux alternances au niveau local qu’au niveau national. Et là, les gens participent même dans des régimes autoritaires, dès qu’il y a une possibilité localement d’avoir de l’influence sur les politiques publiques. C’est pourquoi en Afrique aujourd’hui, même dans des pays autoritaires, la vie démocratique locale est active. Parce qu’à l’échelle locale, elle ne peut pas être réprimée. Les gens veulent des choses extrêmement simples : qu’on les écoute sur leurs problèmes et qu’on les écoute sur leurs solutions. Comme tous les citoyens des pays européens, parce que les populations ont la même défiance vis à vis de leurs dirigeants sur la question de savoir s’ils comprennent bien les problèmes et s’ils comprennent bien les solutions. Parce que ce qui est frappant dans une élection, c’est combien les citoyens se sentent experts et inversement combien ils doutent de l’expertise de leurs dirigeants. Ils entendent bien exercer un contrôle tribunitien. Je crois tout à fait à l’universalité de l’aspiration démocratique.
LGC : On a beaucoup commenté ces événements en France avec un biais très particulier, qui consistait à se demander si ces coups d’état étaient, indirectement, une réaction à la « françafrique » ou s’ils visaient des régimes perçus comme pro-français. Dans quelle mesure la France est-elle concernée par ces mouvements ?
Lionel Zinsou : C’est effectivement une obsession française qui me laisse perplexe. Je trouve ça un peu pathétique, pour être sincère. Quelques grands pays dans le monde aiment bien ce récit selon lequel des régimes seraient soutenus à bout de bras par la France, laquelle n’aurait plus les moyens de les imposer aux populations… Mais si vous prenez les cinq situations évoquées ici, la France a tout fait, au contraire, pour alerter les régimes en place sur leurs mauvaises décisions. Au point que, comme on l’a dit, cela a été dénoncé par Alpha Condé en Guinée comme une ingérence intolérable.
Les Français se font des idées avec la Françafrique. L’opinion française croit encore au « pré carré africain », comme si l’on vivait encore dans les années 1950 ou 1960. Mais la France n’a pas beaucoup d’intérêts économiques dans le Sahel. L’ensemble de la zone franc en Afrique ne représente que 0,6 % du commerce extérieur de la France. Les 15 pays de la zone franc ne représentent qu’une fraction du commerce français avec le Maroc ou avec le Nigeria. Les intérêts de la France sont au Nigeria, en Afrique du Sud, en Angola, au Mozambique, en Egypte, au Maroc… Dans les pays d’Afrique francophone dont nous avons parlé, les entreprises françaises sont de moins en moins présentes. La BNP Paribas est partie il y a trois mois. La Société Générale vient de vendre encore quatre filiales en Afrique sub-saharienne (au Congo, au Tchad, en Mauritanie et en Guinée Equatoriale). Le président Bazoum s’était d’ailleurs inquiété de l’absence des entreprises françaises quand il était à Paris en juin pour le sommet financier.
On voit des manifestations antifrançaises à Niamey mais combien de personnes rassemblent-elles sur les 26 millions de Nigériens ? Quand il y a 1200 manifestants devant l’ambassade de France, cela reste un mouvement très contenu. Il existe une opinion publique dans ces pays. Le fait qu’un petit mouvement qui s’appelle le M62 soit capable de remplir le stade de 20 000 places à Niamey pour faire un concert de soutien aux putschistes, ça reste quand même un témoignage extrêmement ténu sur ce que pensent les 26 millions de Nigériens. Par comparaison, les manifestations contre le coup de force constitutionnel d’Alpha Condé avaient rassemblé plus d’un million de personnes plusieurs jours de suite.
Au Mali, c’est un peu différent. D’abord, il y avait cette relation fusionnelle entre le président Hollande et le président Ibrahim Boubacar Keïta, membre de l’Internationale Socialiste. Ensuite, la France avait fait une opération militaire à la demande conjointe des autorités maliennes et du Conseil de sécurité des Nations Unies. Et, grosso modo, autant l’opération Serval qui consistait à empêcher la prise de Bamako en 2013, a réussi, autant l’opération de stabilisation, Barkhane, n’a pas permis de contenir l’emprise djihadiste. L’opinion malienne a bien exprimé une désillusion vis-à-vis de la France. Avec un soupçon, souvent diffusé dans la population, que le manque d’efficacité du dispositif français pourrait être lié à une vieille complicité, datant de la période coloniale, avec les Touaregs. C’est vrai que pour contrôler le Sahara algérien, marocain, malien, mauritanien et nigérien, la France s’était appuyée sur les populations touareg. La France, qui n’arrive pas à endiguer le djihadisme, ne resterait-elle pas marquée par une forme de complaisance vis-à-vis des populations touarègues au nord du pays ? Les armées françaises s’en défendent vigoureusement.
Depuis les derniers coups d’État, les djihadistes augmentent la pression. On estime que, depuis le 26 juillet, on compte 50% d’attaques en plus des djihadistes, en raison de la suspension de toute aide militaire, avec grosso modo deux fois plus de victimes dans l’armée nigérienne et chez les civils nigériens. Le fait que le Burkina soit également en perte de contrôle explique que l’opinion burkinabé ait beaucoup moins de respect pour les militaires français. Mais ce sont les deux seuls pays qui ont perdu une telle fraction de leur territoire. Au Niger, c’est quand même déjà plus contenu.
Naturellement, pour les putschistes, un narratif anti-français est une façon de s’ajouter un complément de popularité. Parce que le fait de soulever des thèmes patriotiques, souverains, ça marche toujours. Les enquêtes d’opinion pour mesurer la popularité d’un gouvernement sont difficiles à mener dans ces pays mais un sondage de la coopération allemande assez crédible au Mali montrait il y a quelques mois que 90 % de la population soutient la junte. Ces thèmes patriotiques ont vraiment aidé à sa popularité, notamment chez les jeunes. Et, par ailleurs, ils font un travail de réforme. En Guinée, l’économie va plutôt mieux qu’avant le coup d’État. Le prix des matières premières s’est envolé entre temps, ce qui aide. Au Gabon, les choses vont vite également, les prisonniers d’opinion sont libérés, et des progrès sont sensibles sur la transparence des finances publiques.
En réalité, les gens sont assez indifférents à la France. Le ministère français des Armées a observé que l’essentiel des communications anti-françaises sur les réseaux sociaux vient de la diaspora installée en France. C’est un signe préoccupant du fait que les diasporas africaines se sentent de plus en plus discriminés en France. C’est beaucoup plus important que de savoir s’il y a un sentiment anti-français dans les populations francophones d’Afrique sub-saharienne.
Bien sûr, dans plusieurs de ces pays, les relais de la désinformation russe sont actifs, à travers Russia Today, Sputnik et une série de fausses télévisions locales. En cela, ils ont pris le relais des médias qui étaient déjà subventionnés pendant des années par l’Iran et la Turquie. Il y a des commanditaires, des sponsors et des bénéficiaires du discours antifrançais, dont le crime organisé (maître des trafics sahariens) et la Russie font partie. Tout cela est organisé, notamment par les petites entreprises de désinformation de feu M. Prigogine. Mais cela n’exprime pas un sentiment spontané de la population.
LGC : Si le désir de démocratie est aussi répandu et important, les populations devraient accueillir à bras ouverts les initiatives de l’Union africaine visant à rétablir l’ordre constitutionnel…
Lionel Zinsou : L’Union africaine compte 55 pays membres. C’est, dans l’esprit, une déclinaison régionale du système des Nations unies. On ne compte pas sur l’Union africaine pour jouer un rôle régulateur. Les gouvernements, comme c’est indiqué dans sa Charte, sont suspendus de toute participation à l’Union africaine quand il y a un coup d’État. On sait que le pays va être suspendu si un dirigeant manipule la Constitution à son bénéfice. Mais cela n’est guère dissuasif. Le Mali est suspendu depuis 2019 sans impact sur sa situation intérieure. Le coup d’État a eu lieu le 26 juillet au Niger. Depuis cette date, les militaires ne sont pas restés inactifs. Ils ont pris le soin de laisser le président Bazoum communiquer avec le reste du monde. Un Premier Ministre civil a été nommé : un haut fonctionnaire de la Banque africaine de développement qui a été ministre de l’Économie il y a quelques années. L’opposant principal au régime, qui était « en soins de santé » depuis quelques mois en France, est rentré au Niger, créant le sentiment que l’opposition civile pourra peut-être être active. Il avait, dans un premier temps, condamné le coup d’État. En arrivant à Niamey, il a dit : je suis là pour contrôler la transition. Ce qui laissait de côté la question du rétablissement du Président Bazoum. En réalité, il n’est plus vraiment question d’intervention extérieure armée. Mais on se situe déjà dans la perspective d’une transition pour un retour à l’ordre constitutionnel, probablement à court terme. En fait, un scénario possible est que ces forces militaires soient contaminées par l’ambiance démocratique.
Le retour à l’ordre constitutionnel se fera peut-être de manière minimale : on va peut-être se contenter de demander à des officiers de démissionner de l’armée pour se présenter en candidats civils. Tout régime, qu’il soit autoritaire ou démocratique, est obligé aujourd’hui de tenir compte de l’opinion publique. Elle se manifeste par écrit, sur les réseaux sociaux et dans la rue, quand elle sent que les forces de répression ne vont pas pouvoir l’arrêter. Pendant quelques jours ou semaines, une intervention militaire collective a été imaginée pour rétablir l’ordre constitutionnel au Niger. Le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Nigéria, le Ghana et le Bénin étaient d’accord pour agir. Et l’intervention était pratiquement préparée. Mais les États-Unis voyaient les choses autrement, ce qui a mis un coup d’arrêt à cette entreprise, pour le moment. Les États-Unis ont essentiellement deux intérêts stratégiques au Niger : une base de l’US Air Force à Agadez et d’autre part une base de la CIA et de la NSA à Dirkou dans le désert au Sud de la Libye. Les Américains semblent avoir négocié le maintien de ces deux bases avec les putschistes. Il est difficile dans ces conditions de faire entendre qu’un coup d’état serait « une ligne rouge » inacceptable entrainant une réaction des voisins.
LGC : Vous ne semblez pas croire à une offensive d’influence russe pour prendre la place de la France dans la région ?
Lionel Zinsou : Au Mozambique, le groupe Wagner avait été appelé par le gouvernement pour contrôler les activités terroristes des Shebabs dans la région. Dans l’extrême nord du Mozambique où l’on extrait du gaz à la fois onshore et offshore. Ce sont des ressources très importantes. Mais Wagner s’est révélé tellement inefficace que le gouvernement a demandé à l’armée rwandaise d’intervenir à sa place. Même chose en Centrafrique où le gouvernement a fait appel aux mêmes troupes rwandaises pour rétablir l’ordre public. En Centrafrique, Wagner a exigé des concessions minières, ce qui a choqué une partie de l’opinion. Et ensuite, comme ils n’étaient pas payés, ils se sont installés aux frontières et ils ont levé les droits de douane. Même chose au Mali, les mercenaires de Wagner se sont mis en grève pendant un mois pour percevoir leur rétribution. Tout cela ne donne pas une bonne image pour la population. Enfin, ils sont à l’origine de la crise entre les Nations Unies et le Mali. Le rapport du Conseil de sécurité des Nations Unies sur le massacre au cours duquel les mercenaires de Wagner ont été complices de l’exécution de centaines de villageois a parfaitement documenté ce crime de guerre. Le gouvernement malien a considéré que les Nations unies se retournaient contre lui et il a exigé le départ des Casques Bleus de la Minusma. Wagner a donc placé le Mali dans une situation très compliquée. Aujourd’hui, ce sont les Touaregs qui sont en train de reprendre la plupart des bases que libère la Minusma, contre l’armée malienne et contre Wagner. Donc pour l’instant, il me semble que la Russie est loin de jouir des moyens et du pouvoir d’influence qu’on lui prête parfois.