Par PHILIPPE CREVEL
Avant de quitter Matignon, Gabriel Attal a proposé la création d’un impôt participatif permettant aux Français de choisir l’affectation des deniers qu’ils versent à l’État. Cette proposition iconoclaste a de quoi surprendre car elle remet en cause un des principes ancestraux des finances publiques : la non-affectation des recettes. Sur ce sujet, le Conseil des Prélèvements Obligatoires, dans une note publiée au début du mois de septembre, soulignait justement l’essor des impôts affectés et leurs inconvénients. Cependant, le non-respect des grands principes budgétaires ne se limite pas à la nonaffectation. Depuis une trentaine d’années, les gouvernements, souvent incités par le Parlement, s’en affranchissent.
Les grands principes budgétaires
Les grands principes budgétaires sont des règles fondamentales qui encadrent la gestion des finances publiques et la préparation des lois de finances. En France, ils ont été établis au cours du XIXe siècle. Ils visent à garantir la transparence, la rigueur et l’équilibre des finances publiques. Six grands principes peuvent être dégagés.
-
Principe d’annualité
Le budget est établi et voté pour une période d’un an. Cela signifie que les recettes et les dépenses sont prévues pour une année budgétaire. Ce principe se matérialise par l’élaboration, la discussion et l’adoption d’un projet de loi de finance annuel. C’est un élément clé du contrôle démocratique des finances publiques. Il est souvent contourné par le recours à plusieurs mécanismes réglementaires : décrets d’annulation de crédits, gel de crédits, etc.
-
Principe d’unité
Le budget de l’État est censé regrouper toutes les recettes et dépenses en un seul document pour assurer une vision globale des finances publiques. L’objectif est d’assurer une transparence complète des finances de l’État, sans dissémination des ressources dans des comptes séparés. En pratique, le démembrement de l’État avec la création de multiples agences rend difficile le respect de ce principe. Les informations sont certes accessibles dans des rapports annexes, mais leur lecture ne permet pas toujours d’avoir une vision globale des engagements de l’État.
-
Principe d’universalité ou de non-affectation
Toutes les recettes et toutes les dépenses doivent être inscrites dans le budget sans compensation ni affectation. Autrement dit, chaque dépense est couverte par l’ensemble des recettes, et non par une recette spécifique. L’objectif est de limiter les pratiques de compensation directe entre recettes et dépenses, qui ne permettent pas une gestion saine des finances publiques. Les recettes tendent à justifier les dépenses, et inversement. Nous y reviendrons ultérieurement.
-
Principe de spécialité
Les crédits budgétaires doivent être votés par catégories précises de dépenses (chapitres ou lignes budgétaires) et ne peuvent être utilisés pour d’autres fins sans autorisation. L’objectif est d’éviter que des fonds alloués à un poste budgétaire spécifique ne soient détournés pour d’autres usages. Par voie réglementaire, les ministères réalisent des transferts qui peuvent contredire la loi de finances. La création d’autorités administratives indépendantes financées par l’État peut également contredire ce principe.
-
Principe de sincérité
Les informations budgétaires doivent être exactes et honnêtes, et les prévisions de recettes et de dépenses doivent être réalistes. L’objectif est de maintenir un niveau de confiance dans la gestion des finances publiques, en veillant à ce que les chiffres présentés soient le reflet fidèle de la situation financière. Le non-respect de ce principe est souvent évoqué par l’opposition dans le cadre des discussions parlementaires. Historiquement, les gouvernements ont tendance à opter pour un optimisme en termes de prévisions, ce qui peut entraîner des corrections en cours d’exercice ou au moment du dépôt de la loi de règlement. Le Haut Conseil des Finances Publiques et la Cour des Comptes sont chargés de veiller au respect de ce principe, même s’ils ne disposent pas en la matière d’un pouvoir coercitif.
-
Principe d’équilibre
Le budget de l’État doit, en théorie, être équilibré, c’est-à-dire que les recettes doivent être égales aux dépenses, afin d’éviter un endettement excessif de l’État. Ce principe est évidemment l’un des moins bien respectés, la France ayant accumulé 50 ans consécutifs de déficits budgétaires depuis 1973.
La non-affectation des recettes de plus en plus remise en cause
Le principe de non-affectation, qui est au cœur de la gestion budgétaire publique en France, signifie donc que les recettes fiscales collectées par l’État doivent être utilisées de manière globale pour financer l’ensemble des dépenses publiques, sans être attribuées à une dépense spécifique. Or, ce principe est battu en brèche. Selon les données du Conseil des Prélèvements Obligatoires (CPO), les recettes fiscales affectées en 2022 s’élevaient à 462 milliards d’euros, soit 39 % des prélèvements obligatoires et 18 % du PIB.
Entre 2018 et 2022, les impôts et taxes affectés ont augmenté de 24 %, soit une hausse de 88 milliards d’euros. Lorsqu’ils suppriment ou allègent un impôt, une taxe ou des cotisations sociales, les gouvernements mettent en place des compensations en affectant tout ou partie des recettes provenant d’autres prélèvements. Les collectivités locales ont ainsi été dédommagées de la suppression de la taxe d’habitation (20 milliards d’euros), de la baisse de la CVAE (contribution sur la valeur ajoutée des entreprises, 8 milliards) ou de la contribution économique territoriale (3 milliards). La Sécurité sociale a bénéficié d’un transfert similaire pour pallier les baisses de charges sociales (47 milliards). Il en va de même lorsque l’audiovisuel public a vu disparaître la redevance (3,7 milliards).
La CSG et la TVA sont les deux principaux impôts qui font l’objet d’affectation. Depuis 2018, la TVA a été utilisée pour compenser les exonérations de cotisations sociales (+47 milliards d’euros). La Contribution sociale généralisée (CSG) est le principal prélèvement faisant l’objet de multiples affectations. Cette contribution représente 140 milliards d’euros. La TVA est également de plus en plus affectée, à hauteur d’une centaine de milliards d’euros sur un total de 186.
La majorité des recettes affectées concernent les administrations de Sécurité sociale, avec 57 % des recettes affectées, soit 265 milliards d’euros. Viennent ensuite les administrations publiques locales (36 % des recettes affectées, soit 165 milliards d’euros). Si l’affectation s’est développée pour les administrations sociales et locales, elle est stable pour l’État et ses opérateurs en raison de la règle de plafonnement en vigueur depuis 2012. En 2024, le produit total des prélèvements affectés plafonnés est estimé à 24,3 milliards d’euros, dont une large part est allouée aux opérateurs de l’État (21,4 milliards d’euros).
Le principe de non-affectation a été réaffirmé par la loi organique de modernisation de la gestion financière publique de 2021. Quand les recettes affectées à un opérateur dépassent le seuil fixé, elles sont reversées au budget général. Depuis 2023, tous les bénéficiaires en dehors des collectivités locales et de la Sécurité sociale sont censés être concernés par cette règle, sauf dérogation. En 2024, 15 milliards d’euros d’impôts et taxes ont été néanmoins affectés à des opérateurs de l’État sans être plafonnés. C’est notamment le cas de la TVA dévolue aux entreprises de l’audiovisuel public (3,7 milliards d’euros), des cotisations des employeurs au Fonds national d’aide au logement (FNAL, 2,7 milliards) ou encore pour l’effort de construction (2 milliards).
À partir de 2025, l’affectation des impôts à des tiers doit remplir trois conditions :
- L’entité bénéficiaire doit avoir la personnalité morale ;
- Elle doit remplir une mission de service public ;
- Il doit exister un lien entre la taxe perçue et la mission de service public financée.
Pourquoi le principe de non-affectation ou d’universalité est-il important pour une bonne gestion des finances publiques ?
L’affectation des impôts présente plusieurs problèmes :
- Rigidité budgétaire : elle empêche une réallocation flexible des ressources en fonction des priorités politiques ;
- Manque de lisibilité : les citoyens ont du mal à comprendre l’utilisation des recettes fiscales ;
- Effets d’aubaine : certaines entités bénéficient de recettes dépassant leurs besoins réels, ce qui crée des rentes.
En 2022, les taxes et impôts affectés rendent complexe la lecture des documents budgétaires. Une part importante des recettes des différentes branches de la Sécurité sociale, notamment la branche maladie (145 milliards d’euros) et la branche autonomie (34 milliards d’euros), bénéficient de prélèvements affectés voire multi-affectés. La CSG finance la quasi-totalité des branches.
Quelles solutions ?
Le Conseil des Prélèvements Obligatoires estime que les dérogations doivent être clairement justifiées et limitées. Il s’oppose à l’affectation de la TVA à des entités autres que les collectivités territoriales et les organismes de sécurité sociale. Il remet en question l’affectation de la TVA à l’audiovisuel public. Pour les taxes comportementales (alcool, tabac, boissons sucrées), souvent affectées, le Conseil préconise qu’elles le soient de manière stable à l’assurance maladie afin de renforcer le consentement à l’impôt.
Les impôts locaux sont souvent multi-affectés, ce qui complique la gestion budgétaire. Le rapport du Conseil des Prélèvements Obligatoires propose de limiter cette multiaffectation afin de renforcer la lisibilité des finances locales. La transformation des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) en un impôt national est évoquée comme une solution pour simplifier le financement des communes.