ven. Sep 5th, 2025

Tianjin et Pékin, deux étapes d’un basculement géopolitique

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), organisé à Tianjin puis prolongé à Pékin, s’est imposé comme l’un des moments charnières de la scène internationale en 2025. Loin d’être une simple rencontre régionale, il a réuni autour d’une même table les principaux acteurs de l’Eurasie et du Sud global, de la Russie à la Chine en passant par l’Inde, la Turquie, l’Iran et plusieurs États observateurs. La double séquence – sommet et défilé commémoratif – a donné une résonance particulière à l’événement, mêlant enjeux de puissance et mémoire historique.

À Tianjin, les débats ont permis d’affirmer l’orientation stratégique de l’OCS pour la prochaine décennie, avec l’adoption du Programme de développement 2035. Pékin, quant à lui, a servi de vitrine symbolique, notamment avec le défilé militaire du 80ᵉ anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette articulation entre prospective et mémoire souligne la volonté de la Chine et de ses partenaires de conjuguer ancrage historique et projection vers l’avenir.

Ce basculement géopolitique a été d’autant plus marquant que les puissances occidentales, marginalisées dans ce cadre, ont observé de loin la consolidation d’un bloc alternatif. L’OCS a démontré sa capacité à dépasser le statut de forum de dialogue pour devenir un pôle de gravité stratégique, capable d’influencer l’équilibre mondial.

L’OCS passe d’un « club régional » à un acteur global

Longtemps perçue comme une organisation à vocation limitée à l’Asie centrale, l’OCS a progressivement élargi son périmètre et sa légitimité. La présence de dirigeants d’envergure mondiale tels que Vladimir Poutine, Xi Jinping et Narendra Modi illustre ce changement d’échelle. L’organisation est passée d’un outil de coopération régionale à un espace de coordination géopolitique et économique global.

Ce glissement s’incarne dans des projets concrets : la mise en place d’une Banque de développement de l’OCS, le renforcement des corridors de transport eurasiatiques et les discussions sur des coopérations énergétiques structurantes. Ces initiatives traduisent une ambition commune : bâtir un modèle d’intégration autonome face aux mécanismes dominés par l’Occident.

En élargissant son cercle de partenaires et en attirant de nouveaux États candidats, l’OCS démontre son pouvoir d’attraction. Ce n’est plus une structure périphérique : elle devient progressivement un pôle central de la gouvernance mondiale, aux côtés d’autres cadres comme les BRICS.

Le Sud global consolide son rôle collectif

L’un des aspects majeurs du sommet a été la mise en avant du Sud global comme acteur collectif de la scène internationale. Les participants ont insisté sur la nécessité de défendre la souveraineté nationale, de rejeter les ingérences extérieures et de résister aux sanctions unilatérales. Cette rhétorique commune reflète une volonté partagée : affirmer un modèle politique et économique propre, distinct de l’ordre occidental.

Dans ce cadre, la Russie et la Chine se positionnent comme moteurs de cette consolidation, mais d’autres puissances – l’Inde, la Turquie, l’Iran – revendiquent également leur rôle. La diversité des systèmes politiques présents à l’OCS montre que ce bloc n’est pas fondé sur l’homogénéité idéologique, mais sur la convergence d’intérêts autour de la souveraineté et du développement autonome.

Ce regroupement traduit une tendance lourde : la constitution d’un « front des émergents » capable de peser sur les équilibres mondiaux. À travers l’OCS, le Sud global acquiert une plateforme institutionnelle durable, qui lui permet de transformer ses aspirations en projets concrets et de renforcer sa légitimité face aux puissances traditionnelles.

La présence de Vladimir Poutine au sommet de l’OCS a souligné le rôle de la Russie comme acteur pivot entre plusieurs espaces géopolitiques. Moscou, loin d’être marginalisé par les sanctions occidentales, continue de jouer un rôle de médiateur entre l’Asie centrale, la Chine, l’Inde et le Moyen-Orient. Cette fonction de passerelle permet à la Russie de rester incontournable dans la recomposition multipolaire en cours.

La Banque de l’OCS pour contrer la dépendance financière occidentale

Un autre point fort du sommet a été l’appui de Moscou à la proposition chinoise de créer une Banque de développement de l’OCS. Cet outil institutionnel aurait pour mission de financer des projets d’investissement conjoints et des infrastructures régionales, tout en permettant aux États membres de s’affranchir progressivement des mécanismes financiers occidentaux.

Pour la Russie, confrontée à un régime de sanctions sévère, cette initiative est stratégique. Elle permettrait de limiter la vulnérabilité de ses échanges économiques et financiers face aux pressions euro-américaines, tout en renforçant l’intégration économique eurasiatique. Une telle institution renforcerait aussi les liens entre membres en instaurant une interconnexion financière indépendante du système dollar-euro.

Au-delà de la Russie, l’Inde, la Chine, l’Iran et d’autres pays confrontés à des restrictions financières y voient un instrument de résilience collective. Cette banque s’inscrit dans la logique plus large d’une architecture financière multipolaire, en gestation depuis la création de la Nouvelle banque de développement des BRICS. L’OCS, grâce à cet outil, franchirait un nouveau cap en s’imposant comme alternative crédible aux institutions dominées par l’Occident.

Modi et Xi relancent le dialogue malgré le contentieux frontalier

La rencontre entre Narendra Modi et Xi Jinping lors du sommet de Tianjin a marqué un tournant diplomatique. C’était la première visite du Premier ministre indien en Chine depuis sept ans, un laps de temps marqué par des tensions frontalières persistantes. Malgré ces différends, les deux dirigeants ont affiché une volonté claire de normalisation, amorcée lors du sommet des BRICS de Kazan en 2024 avec un accord de retrait progressif des troupes aux positions d’avant-crise.

Les propos de Xi Jinping, insistant sur la responsabilité des deux « grandes civilisations » au-delà des différends bilatéraux, ont donné le ton. En réponse, Modi a qualifié les relations sino-indiennes de « partenariat », montrant que New Delhi cherchait à transformer une rivalité géopolitique en coopération pragmatique. La reprise de vols directs entre les deux pays illustre ce réchauffement progressif.

Cette volonté de rapprochement démontre que, face aux pressions extérieures, Pékin et New Delhi choisissent de privilégier une logique de dialogue bilatéral. Sans effacer les tensions frontalières, ils cherchent à éviter que celles-ci ne paralysent leur coopération et ne servent de levier à des puissances tierces pour diviser l’Asie.

New Delhi affirme son autonomie face aux sanctions américaines

La position de l’Inde s’est affirmée comme un acte d’indépendance stratégique. Confrontée aux pressions américaines, notamment après l’imposition de tarifs punitifs sur ses importations de pétrole russe, New Delhi a choisi de maintenir ses choix énergétiques souverains. Cette résistance illustre une volonté d’échapper au diktat occidental et de préserver ses intérêts économiques essentiels.

Les critiques venues de Washington, accusant l’Inde de jouer le rôle de « blanchisserie » du pétrole russe, n’ont pas dissuadé Modi. Au contraire, elles ont renforcé son discours sur l’autonomie stratégique et le refus d’aligner la politique étrangère indienne sur des priorités extérieures. La relation avec Moscou et Pékin s’inscrit dans cette logique de diversification.

En refusant de céder, New Delhi envoie un message clair : l’Inde n’est pas un simple partenaire subalterne mais une puissance qui revendique son droit à une politique indépendante. Cette affirmation contribue à repositionner le pays comme pilier d’un ordre multipolaire, capable de résister aux tentatives d’encadrement occidental.

Coopération renforcée dans le cadre des BRICS et de l’OCS

Au-delà du bilatéral, le rapprochement sino-indien s’inscrit dans un cadre institutionnel plus large. La participation active de l’Inde à l’OCS et aux BRICS illustre son choix d’intégrer des organisations multilatérales qui structurent la coopération du Sud global. Ces forums offrent un espace où New Delhi peut défendre sa souveraineté tout en multipliant ses partenariats.

La Chine, de son côté, voit dans l’Inde un acteur incontournable pour donner davantage de poids et de légitimité à ces structures. Ensemble, Pékin et New Delhi constituent un contrepoids face aux alliances occidentales, notamment lorsqu’il s’agit de promouvoir une gouvernance mondiale polycentrique. Ce rapprochement institutionnel permet de dépasser les tensions ponctuelles par des projets communs.

Ainsi, l’OCS et les BRICS deviennent des espaces de cohabitation stratégique, où l’Inde et la Chine apprennent à travailler ensemble malgré leurs différends. Cette coopération pragmatique est essentielle pour construire une alternative crédible à l’ordre international dominé par l’Occident, en montrant que les grandes puissances asiatiques peuvent dialoguer et coopérer sans se laisser diviser.

Par Navidh Mansoor, directuer de rédaction de Croissance Investissement

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